Politique et sociologie

La sociologie est une science molle. Elle aura beau se parer de statistiques et de coefficients pour tenter d’écarter cet épithète, il n’en reste pas moins qu’elle se base sur du matériau humain pour se constituer. Et l’humain n’est pas rationnel. Même dans le vote.

Nos convictions, nos valeurs, nos conditions sociales, voilà entre autres ce qui nous fait voter en faveur d’un candidat, pour peu que ce dernier entre en cohérence avec elles. Aussi l’analyse chiffrée des votes doit s’aider des logiques humaines qui ont motivé ces votes pour les expliquer. Sans quoi on ne comprend pas.

Je désirais ici vous parler d’un cas que j’ai analysé dans mon mémoire de fin d’études, qui illustre le besoin de sociologie pour comprendre les résultats des votes : les élections municipales de 2014 à Aulnay-sous-Bois. Cette ville, bien connue à cause des enjeux sociaux qui la traversent, a basculé à droite en 2014 à une forte majorité. J’ai donc cherché à comprendre ce qui a motivé ce vote, et en ai tiré les conclusions que je vous expose ici.

Aulnay-sous-Bois, chiffrée quartier par quartier

Fin mars 2014, Bruno Beschizza (UMP) est élu maire d’Aulnay-sous-Bois en remportant 60,7% des voix, prenant ainsi la place de Gérard Ségura (PS), qui sortira au second tour avec 39,3% des voix. Ce résultat m’avait surpris dans cette ville de 80 000 habitants qui avait voté en 2007 en majorité pour Ségolène Royale (54,51%) et à une écrasante majorité pour François Hollande en 2012 (62,7%).

Pour lire ces résultats, nous allons les replacer dans leur contexte politique, mais aussi et avant tout sur leur territoire.

Des rencontres que j’ai pu faire durant mon enquête de terrain, toutes sont au moins d’accord sur une chose : la ville est divisée en deux parties distinctes qui accueillent deux types de populations : les personnes à hauts revenus au sud, celles à bas revenus au nord. Il faut cependant comprendre que la limite nord/sud dépasse la géographie du territoire : il s’agit d’une frontière sociologique.

annexe2-aulnay-nord-sud

Une analyse par quartier résumée sur cette carte et recoupée avec les données INSEE nous a permis de confirmer cette représentation territoriale avec, dans les quartiers sud les personnes aisées, généralement de droite, propriétaires de leurs logements et vivant dans des pavillons. Au nord en revanche, des personnes peu aisées, catégorisables dans les « minorités visibles » car pour beaucoup issues de l’immigration et vivant dans des HLM.

Ces dernières, lorsqu’elles se mobilisent – à savoir principalement lors des élections nationales – votent en masse à gauche. Cependant c’est l’abstention qui règne au nord de la ville lors des scrutins locaux, de telle façon qu’il m’a été dit que « à Aulnay, c’est le sud qui fait l’élection ». Ainsi historiquement, Aulnay-sous-Bois passait pour être une ville de droite.

Cependant, Gérard Ségura avait en 2008 joui d’une vague socialiste qui s’était soulevée dans la ville en 2007. Pour cette élection, les « quartiers » s’étaient en effet fortement mobilisés : Ségolène Royal remportait 54,51% des suffrages au second tour à Aulnay-sous-Bois, avec des bureaux ayant voté entre 62, 81% et 85,87% pour elle dans le nord, et en majorité autour de 41% dans le sud de la ville. L’année d’après, Gérard Ségura se faisait élire à une courte majorité contre le maire sortant, remportant 50,43% des suffrages au second tour. Là encore, les « quartiers » s’étaient fortement mobilisés pour la gauche, avec des résultats entre 61,43% et 82,59% dans les bureaux de vote du nord de la ville, et tournant autour de 41% en moyenne dans les bureaux du sud de la ville.

Le facteur humain

En 2012, la mobilisation des quartiers reprend de plus belle avec l’élection de François Hollande. En tant que candidat, il s’était adressé pendant sa campagne à la population de Seine-Saint-Denis en y réalisant une tournée électorale de trois jours. Celle-ci s’est terminée à Aulnay-sous-Bois, avec la tenue par le candidat socialiste de ce discours adressé à la jeunesse :

« Mes chers amis d’Aulnay et de Seine-Saint-Denis, dans quelques jours – deux semaines à peine – vous allez avoir une nouvelle occasion de faire entendre votre voix, votre voix forte, votre voix jeune, votre voix puissante. Ne sous-estimez pas la force de votre décision. Avec le suffrage universel, une voix en vaut une autre. La voix d’un jeune dans un quartier est équivalente à la voix d’un patron du CAC 40. Et si certains sont plus riches que vous, vous êtes plus nombreux qu’eux ! C’est vous la force dans la démocratie ! »
Extrait du discours de François Hollande à Aulnay | 07.04.12

Cet appel à la mobilisation un tantinet populiste a été entendu et suivi d’effet. Le 6 mai 2012, au second tour de l’élection présidentielle, François Hollande remportait 62,7% des suffrages à Aulnay-sous-Bois contre 37,3% pour Nicolas Sarkozy. Dans les bureaux de vote du nord de la ville, les résultats en faveur du candidat socialiste ont varié entre 65,00% et 91,62% des suffrages exprimés !

Jusque là tout est cohérent. Le nord ne vote qu’aux élections nationales, toujours à gauche, et a voté en 2008 à gauche sous l’impulsion de la vague socialiste de 2007. Sinon Aulnay est à droite. Easy, c’est les chiffres qu’ont dit.

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Deux ans plus tard, l’élection municipale a eu lieu en mars 2014. Elle opposa plusieurs candidats et personnalités locales, dont un candidat parachuté, affublé du sobriquet de M sécurité de l’UMP, et ancien officier de police par-dessus le marché. A cette élection, les quartiers ne se sont cette fois pas tous abstenus, et ont même voté à droite dans certains bureaux de vote ! Parmi ceux qui ont le moins souffert d’abstention, le candidat de la droite et du centre a remporté au second tour entre 50 et 58,24% des suffrages exprimés dans le nord de la ville.

L’ancien officier Beschizza remportait en 2014 une ville qui 9 ans auparavant s’embrasait en réaction aux agissements des forces de police, et ce avec l’appui du nord de la ville. On voit bien dès lors que la logique exprimée par les chiffres ne trouve plus de réponse à fournir à cet événement. C’est là que doit se placer notre molle science, dans le commentaire du chiffre, dans son explication. Et pour cela, il faut comprendre ce qui s’est passé entre 2012 et 2014.

L’impact du national

Et entre temps, il s’en était passées des choses. Dont certaines qui n’ont pas plu au nord d’Aulnay-sous-Bois : le gouvernement socialiste – élu pour un retour de l’emploi dans les quartiers et pour le droit de vote des étrangers – n’a pas réalisé ses promesses, et a même gelé l’économie en augmentant les impôts une fois au pouvoir. Par ailleurs, ce gouvernement a fait voter la loi sur le mariage pour tous.

Nous le disions, le nord de la ville est majoritairement issu de l’immigration, et pour une grande part de confession musulmane. S’il est admis que beaucoup de personnes de la communauté musulmane en France avaient exprimé un vote socialiste en 2012, en matière de tradition familiale cependant les musulmans ont tendance à être plutôt conservateurs.

Ainsi l’échec de la politique économique de François Hollande et la loi sur le mariage pour tous ont renversé la tendance aux élections municipales de 2014 à Aulnay. Ceci explique donc pourquoi le vote socialiste n’a pas été renouvelé. Mais dans les bureaux de votes du nord qui ne se sont pas abstenus, que s’est-il passé pour que Bruno Beschizza, candidat parachuté, remporte des voix ?

L’importance d’une campagne électorale

La campagne électorale menée par Bruno Beschizza était réglée comme du papier à musique. Le candidat de droite a su parfaitement s’ancrer dans le territoire et gagner la confiance des Aulnaysiens. Ses promesses de campagne étaient claires et développées autour de 4 axes. Il s’est évertué à faire des centaines d’heures de porte-à-porte et de réunions d’appartement pour rencontrer des Aulnaysiens. Et à en parler.

La campagne de Gérard Ségura était elle plus décousue, « moins professionnelle » me confiait un proche du candidat socialiste. D’abord en tant que maire sortant, il n’a pas su se présenter comme candidat socialiste. Sa première affiche de campagne (qui n’a finalement pas été l’affiche officielle) ne comportait le logo d’aucun parti. Le maire sortant a ainsi cherché à bénéficier de son image d’édile jusqu’au bout afin d’éviter les critiques liées à la politique gouvernementale.

Son équipe de campagne avait par ailleurs élaboré une réelle machine de guerre pour le tractage. Chaque quartier recevait un tract différent, chaque rumeur était étouffée à coup de tract et chaque projet nouveau ou proposition faisait l’objet d’un nouveau tract. Ils avaient même fait l’acquisition d’un multi-copieur pour imprimer eux-mêmes leurs flyers qu’ils distribuaient au porte-à-porte dans toute la ville. Soit 80 000 habitants. A terme, l’équipe du candidat de droite a su retourner les supports de Gérard Ségura contre lui-même, en faisant circuler les tracts du nord au sud, et inversement.

Finalement, le maire sortant a été taxé de vouloir faire du clientélisme et le candidat de droite a mené sa campagne presque sans embuche. Force d’un projet unificateur en 4 points, contre les 164 propositions du candidat socialiste distribuées différemment en fonction des quartiers, c’est l’ancien officier de police qui a su unifier la ville et lui proposer un projet de vivre-ensemble lisible et cohérent avec ses valeurs.

Les campagnes électorales ont de l’importance pour créer des représentations auprès des électeurs et les mobiliser autour d’un projet de vie commune. Cependant le candidat doit élaborer ces représentations en cohérence avec celles présentes sur le territoire, avec ses valeurs propres et avec son environnement politique. Par la suite, il doit maintenir ce jeu de cohérences dans l’exercice de sa fonction.

Ce qui fait une élection n’a finalement que peu à voir avec des chiffres. L’arithmétique utilisée en sociologie ne doit servir qu’à illustrer l’ampleur de mouvements avant tout humains. Sans analyse politique, aucune logique ne se dégage des statistiques et il ne doit en être tirée aucune conclusion. Au risque de s’en tenir au commentaire de surface et de ne pas comprendre ce qui se passe réellement.

Publié par Alexandre Gaillard

Modernité, opinion & campagnes électorales

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